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L’autoportrait du maître


Nu et dangereux ...



Kunstmuseum Weimar - Ancienne collection Dierrick Wouts ?
Kunstmuseum Weimar - Ancienne collection Dierrick Wouts ?
Dierrick Wouts était un peintre pleinement satisfait. Qui peut être plus heureux qu’un artiste à succès ? Son atelier grouillait d’élèves doués ou du moins obséquieux. Les riches bourgeois d’Amsterdam se bousculaient pour lui passer commande de leurs portraits en pied. Il savait tout particulièrement flatter les épouses, corriger un profil, ragaillardir un teint blafard et rendre les délicates nuances de gris et de blanc des collerettes sans manger le visage de ses modèles. Il n’avait pas fait l’erreur de Rembrandt ou de Franz Hals, ses aînés, qui s’étaient mis inexplicablement à représenter leurs clients tels qu’ils étaient et non tels qu’ils voulaient être. Quoi qu’à y regarder de près, tous ces nantis auraient dû se méfier. Car la touche réaliste de Wouts ne faisait que peu de concession. Mais puisque chacun était persuadé que la bonne peinture se fabriquait désormais ainsi, nul ne s’en incommodait. Le goût d’une époque se fait et se défait aussi mystérieusement qu’un ciel se charge de nuages.

Dierrick s’était soigneusement tenu à l’écart des thèmes bibliques et des scènes de genre, plus difficiles à placer. Quelques paysages de-ci de-là, une vue de marine de temps en temps, des natures mortes composées de tables lourdement chargées de victuailles quelquefois. Bon dessinateur, excellent coloriste : cela suffit depuis toujours à faire un peintre digne de ce nom.

Fin politique, il était passé entre les gouttes des querelles religieuses, promptes à se nourrir de n’importe quel prétexte absurde dont Dieu lui-même ne parviendrait pas à comprendre tenants et aboutissants. Les Arminianistes ne le critiquaient guère, les Remonstrants étaient indifférents. Il ne fréquentait ni les Juifs ni les Catholiques et s’épargnait ainsi des gnoses inutiles.

Sa femme avait le mollet fin, la cuisse grasse et la dot abondante. Elle était amoureuse, patiente et gaie, ne l’importunait guère et consentait à ses caprices d’époux, y compris les maîtresses, qu’il ne lui dissimulait pas mais choisissait vieilles afin de la rassurer.

A quarante ans et sans avoir hérité, il possédait une grande maison sur le canal des Seigneurs, de bonnes terres en Flandres, fréquentait l’hôtel de l’ambassadeur de France sans être non grata chez celui d’Angleterre. Il avait sagement évité de dépenser des fortunes en coquillages tropicaux et ne faisait d’acquisition de tableaux de ses pairs qu’à l’occasion d’échanges qui ne lui coûtaient rien. Un marchand, un jour, lui avait proposé à bon prix un cardinal à chapeau, à l’œil torve et peint de trois-quarts, que Raphaël aurait croqué. Mais il n’y avait pas reconnu la morsure du génie romain et il avait eu raison.

Si vous plantiez dans ce panorama idyllique une santé alors robuste, de bons chiens de chasse et quelques amis dont il n’avait jamais eu à éprouver la loyauté, vous parveniez aisément à trouver l’équation du bonheur et l’ensemble de ses résolutions. La félicité comme le malheur ont quelque chose d’intemporel et chaque heureuse nature peut aisément comprendre ce qu’éprouvèrent ses pareilles dans n’importe quel passé, aussi lointain fût-il.

Tout irait donc parfaitement dans le meilleur des mondes possibles si Wouts n’avait eu une volonté gourmande de manger le monde, de se nourrir de sa profusion en le dévorant à belle dents. Il grossissait, s’en incommodait, alors pourtant que ses contemporains n’y voyaient que le signe d’une constitution vigoureuse. Il tentait des diètes inefficaces. Mais ce n’était encore qu’une sorte de lubie, un souci étrange qui aurait fait de lui un homme de notre temps.

Les choses se gâtèrent et sa quête anxieuse d’un aspect plus ascétique prit mauvaise tournure lors d’un voyage à Munich où, reçu par une esthète couronnée, il put admirer un petit autoportrait dessiné d’Albert Dürer, artiste alors passé de mode mais qu’il avait aussitôt mit au-dessus des autres, de ces Italiens qu’il trouvait sirupeux et de tous ces artistes obscurcis par les ténèbres du Caravage. Soudain, il s’était pris à aimer le trait anguleux et les physionomies expressives des personnages du maître allemand. Ses gravures denses et simples le subjuguaient, il en nourrissait un sentiment d’infériorité en composant ses propres oeuvres. Averti de sa passion soudaine, la collectionneuse bavaroise, tout à fait rouée, consentit à lui vendre son petit démon de Dürer nu, émacié, le regard perdu dans les affres du talent. Il en coûta à Wouts une véritable fortune.

Naturellement, il n’était pas question de remettre ce genre de trait au goût du jour : la clientèle ne le comprendrait pas. Mais Wouts était tenté, dans le secret de son atelier, de se représenter à la manière de son maître ancien, un tableau rien que pour lui, un autoportrait qu’il ne révèlerait qu’à quelques initiés. Il se mit ardemment à la tâche, d’abord le soir, quand sa maisonnée dormait. Il posa nu, déviant légèrement son regard, n’ignorant aucune ride, aucune graisse, à la recherche de la vérité sans fard. Il progressa rapidement mais, arrivé aux plis du cou, remontant lentement vers son menton et son nez, il ne savait plus où poser ses traits et jeter ses ombres. Une verrue sur l’oreille le tracassait en particulier, elle n’avait jamais la bonne couleur, jamais la vraie taille. Qu’y avait-il pourtant de plus simple à représenter ? Il se regarda soudain différemment, reporta son pinceau vers le ventre. Plus il se retouchait, plus il se déplaisait. Son embonpoint, il l’avait désormais en horreur ; son estomac, il le haïssait.

Vint le moment où il maigrit pour de bon, ce qui aurait du le rassurer. Mais, plus il perdait de poids, moins son portrait restituait ce qu’il était devenu. Lui qui, d’ordinaire, pouvait lever un profil en quelques minutes, le moindre rictus lui prenait des heures d’hésitation malhabile. Il ne se ressemblait jamais, devait sans cesse rectifier, refaire, corriger. Il avait d’abord cru possible de travailler à cet ouvrage quand toutes ses commandes étaient honorées. Mais son oeuvre le happait, l’attirait sans rémission. Il se mit à différer ses autres productions, puis le paiement de ses fournisseurs. Sa femme lui parut irritante puis insupportable quand elle se mit à le supplier de cesser son ouvrage. Il ne comprenait plus de quoi parlaient ses amis.

Sans cesse, il peignait ; sans arrêt, il corrigeait. Un jour, le portrait en fut à ce point brouillon et pâteux que sa médiocrité lui devint odieuse. Il prit le panneau, le jeta au feu, décida de passer au support d’une toile, plus accueillante à la matière épaisse et remit son calvaire sur son chevalet. Il se donna une journée pour l’achever, mais n’y parvint pas plus que précédemment. Les quelques heures de grâce qu’il s’accorda se transformèrent en semaines puis en mois. Il regrettait amèrement d’avoir livré aux flammes le premier tableau, qui lui paraissait maintenant plus authentique que celui qui lui avait succédé.

Trois hivers étaient passés, des huissiers aussi et sa femme s’en était allée. Etait-elle morte, avait-elle fui ? Il avait mit son châssis, ses pinceaux, ses huiles et ses couleurs sur une petite charrette et prit la direction d’une misérable chaumière qu’il possédait encore dans les Flandres, sur un lopin qu’il n’avait pas vendu.

Peu importait car, bientôt, il allait enfin achever son ouvrage ; il reviendrait triomphant à Amsterdam, brandissant son chef d’œuvre et sa clientèle ferait acte de contrition. Il serait libéré de cette image, en possession d’un art qu’aucun autre peintre n’avait pu connaître. Il pourrait enfin regarder Dürer dans les yeux. Mais Dürer lui-même oserait-il lui tenir tête ? Quand il parlait au maître allemand, il lui répondait, leur dialogue était ininterrompu et si fécond ! Il lui disait qu’il touchait au but, qu’il avait aboli des frontières qu’aucun artiste n’avait jamais pu franchir.

Dans sa sorte de hutte, l’inspiration lui revint, de plus en plus libre et vigoureuse, son visage était désormais la tête d’un sanglier et son corps celui d’un serpent. Il était près de l’accomplissement mais son ventre le faisait atrocement souffrir, il crachait du sang le soir et son crâne semblait se vider de toute énergie et le forçait soudain à s’allonger sur la paille qui lui servait de couche. Cela ne le gênait guère : c’est dans cette posture qu’il pouvait le mieux et le plus calmement admirer son tableau.

Peu à peu ses gestes se faisaient gourds, ses mains ne lui obéissaient plus mais tout cela n’avait guère d’importance car il ne ressentait pas de différence entre son image et ce qui restait de lui-même. Enfin, l’animal et l’homme étaient un. Il avait renversé ce qui tenait tout artiste à distance du réel, il n’avait plus que le vide en lui, n’ayant besoin ni de Dieu ni de la mort pour ne plus être. Jamais il n’avait été aussi fort. Un soir, voulant se relever, il heurta sa chandelle. Il s’écroula. De doux moments du passé lui arrachaient quelques larmes pendant que la lumière croissait tout autour de lui, que les flammes dansaient un ballet enchanteur. Ses traits, du feu d’abord émerveillés, prenaient soudain des reflets sombres. Enfin son portrait était achevé, enfin il pouvait être libre, son visage de bête était noir et son corps si lumineux !

Quand il sentit les bras puissants qui le remirent au sein des hommes, qu’il entendit tant de cris autour de lui et qu’il vit les yeux de sa femme, inondés de larmes et ses lèvres murmurant qu’il était sauvé, il se dit qu’il avait enfin triomphé. L’œuvre était consumée et, par miracle, le petit dessin de Dürer épargné. Il semblerait qu’on puisse aujourd’hui l’admirer dans un musée de Weimar si c’est bien de la même feuille qu’il s’agit.

On ne saurait trop vous recommander la prudence, si vous vous y rendez.

Jeudi 19 Juillet 2012
Serge Federbusch






1.Posté par néfertiti le 11/08/2012 20:49
Peu importe, ce qui compte c'est l'histoire, magnifique, et la façon dont elle est racontée, sublime !

2.Posté par Martine le 16/08/2012 10:17
Superbe !!!!

3.Posté par Sekhmet le 17/08/2012 21:03
A l'instar de ce récit, l'histoire de l'art est extraordinaire, tant par la beauté des œuvres produites que par la richesse et l'originalité de la vie de certains artistes.
Bien que l'objectif de ce site soit orienté sur les méfaits du "Delanoïsme", il est bien agréable d'y savourer de temps à autre un aussi joli texte, cela fait du bien, vraiment.

4.Posté par Arthur Boissier le 18/08/2012 00:29


Pour le kulturel (et le kultuel),
nous avons Delanopinion...
Inutile d'en ajouter !

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