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Les 700 siècles (4) - La suite de notre très ancienne nouvelle !


TOBA !



Les 700 siècles (4) - La suite de notre très ancienne nouvelle !
Ici commence mon rôle de scribe.

Fombeur prit place au centre d’une dizaine d’ « éveillés ». Des bougies rondes flottant dans un bain d’huile comme des veilleuses étaient disséminées dans la salle et éclairaient l’assistance d’une lumière mielleuse censée favoriser la concentration et la spiritualité. La Maison avait conservé un ancien décor néo-renaissance, aux boiseries sombres et aux vitres ornées de médaillons multicolores narrant des scènes de chasse à courre et d’aubades amoureuses.

Fombeur prit la parole et fit comme à son habitude les questions et les réponses.

Il dit : « - Quel chiffre est sacré entre tous ? »

« 7 ».

« Il apparaît 77 fois dans la bible, il est la mesure de la lumière : le chandelier à 7 branches, il est la mesure du temps : la semaine compte sept jours. Et, dans le ciel, 7 planètes veillent sur le monde et sur l’homme. Je vais maintenant vous demander de fermer les yeux et vous mener loin d’ici. En Indonésie, au centre de Sumatra. Là où se trouve aujourd’hui le lac Toba. Qui y est allé ? »

Quelques murmures attestèrent que l’assistance n’ait jamais fait pareil voyage. Où voulait-il en venir ?

«Toba, c’est un lac noir, étrange, immense, au centre d’un cratère pelé, une meurtrissure de végétation chiche et grise, tranchant soudain dans la jungle luxuriante. Ce fut le théâtre de la plus grande catastrophe et de la plus grande bénédiction qui jamais s’abattit sur l’Homme ».

Les regards des disciples commençaient à s’embraser et certains murmuraient déjà : « Toba, Toba » alors qu’ils ignoraient quelques secondes plus tôt la simple existence de ce lac dont je dois confesser que j’aurais eu bien du mal à indiquer l’emplacement sur une mappemonde.

Fombeur continua : « - Je vais maintenant vous révéler ce qui me transcende depuis toujours. C’était il y a plus de 70.000 ans, un immense volcan se trouvait à l’époque sur ce qui devint le lac Toba. Il remuait, tonnait, grondait, les bêtes avaient fui alentour, les premiers hommes aussi. Un jour, la plus grande explosion depuis des millions d’années se fit entendre : Toba avait sauté, expulsé tout entier par les forces telluriques dans l’atmosphère, une masse gigantesque de poussières fut projetées dans les airs. En quelques semaines, les vents portèrent les cendres de cette catastrophe inouïe tout autour de la Terre, le soleil se voila et, entre les tropiques, il disparut. C’était il y a 700 siècles, c’était hier. La masse obscure asphyxia les cieux et plongea toutes les créatures vivantes dans la crainte, la terreur.

Elles fuirent vers les septentrions, vers le froid et la faim mais, là aussi, la lumière était rare, grise et terne comme quand le sable se mêle à l’eau. Jusqu’alors la nourriture abondait, l’arbre était généreux, les fruits profus. Il fallut se disputer la vie et apprendre à cultiver le sol. Pour la première fois, l’homme se mit à douter du Soleil, ce dieu unique et absolu qui lui prodiguait ses bienfaits. Il y avait donc plus puissant que lui ! L’idée même de la montagne rebelle prendra un jour le nom de Jupiter et Zeus devint Dieu. Cet hiver mortel dura sept ans, les poussières retombèrent mais la crainte que la nuit puisse triompher, que la lumière disparaisse à jamais, s’était installée au cœur de l’homme : la nuit pouvait vaincre le jour ! »

J’imagine que la plupart de mes lecteurs seront décontenancés par cette digression qui n’a strictement rien à voir avec le début de mon récit. Mais qu’y puis-je si, tout à coup, Fombeur s’était piqué de réécriture de la paléo-histoire et de voyages sous les tropiques ?! N’oubliez pas que je suis auteur de sitcom et que mon imagination n’avait jamais été se promener, auparavant, dans ces contrées exotiques peu susceptibles d’intéresser la ménagère de 50 ans, c’est le moins qu’on puisse dire.

La suite de la « confession » de Fombeur fut édifiante car elle me permit de comprendre pourquoi cette obsession de la chose nocturne le taraudait.

« - Depuis cette nuit de 7 ans, tout en haut de l’espère humaine, la caste des Hiboux veille : les observateurs de la nuit, inquiets d’un retour triomphal de la Grande Ombre. Les périls de la nuit sans fin furent immenses. Les bêtes sauvages et, pire encore, les autres hommes attaquaient sans répit. Mais les Hiboux montaient la garde. Quand le jour revint, ils demeurèrent les sentinelles. Les Hiboux avaient du temps pour méditer. Certains cherchèrent à comprendre comment le Soleil avait été défait. La journée, ils devaient se reposer, ne pouvaient chasser ni se livrer à des activités épuisantes. Ce furent les premiers prêtres, les penseurs, les astrologues, les physiciens, oiseaux de Minerve qui prenaient leur envol quand le soleil déclinait. Car le druide n’est qu’un arbre humain.

Peu à peu, le souvenir de la longue maladie du Soleil s’estompa, n’en resta que des traces mythiques, dans ce serpent : la voie lactée, qui dévore le monde et chassa un jour l’homme du jardin d’Eden par ses ruses, dans ce verbe divin plus puissant que tout et d’où jaillit la lumière, dans cette nuit qui accompagne toujours les moments de malédiction, dans ce culte lunaire, défi à l’astre jaune, dans cette menace du diable, l’ange noir. Vous êtes les Hiboux, vous devez veiller sur l’Homme et le monde, le protéger des enfers, entretenir la sainte lumière car la Maison est la vigie, la chandelle qui éclaire l’Homme dans la nuit, vous, vous ! »

Il se saisit alors d’une statuette assez sympa, la pauvre, faite de paille et d’autres éléments végétaux, qui figurait d’ailleurs plutôt une sorte de chouette qu’un hibou, perchée sur un morceau de bois.

« - Puisque tout peut disparaître par le fait de forces inconnues, alors tout peut être sauvé si l’on comprend les mystères de la destruction. Toute chose est double, dans la lumière ou dans l’ombre, le jour ou la nuit. Il faut que l’Homme pense les choses et les êtres sans les voir ou les entendre. En vérité je vous le dit : c’est aux Hiboux et à leur Maison qu’échoit ce rôle. C’est à nous tous ! »

Tout à coup, Alix et Camille, jusque là assoupies telles des chattes au pied de leur maître, se mirent à beugler à nouveau : « Toba, Toba », relançant les deux ou trois abrutis qui avaient spontanément accompagné les premières paroles de Fombeur. Tous se mirent alors à crier et je dus m’y coller sauf à provoquer une méfiance instantanée.

Fombeur sortit soudain un briquet et mit le feu à sa statuette.

« Si vous relâchez votre attention, voilà ce qui vous arrivera ! »

Un murmure d’effroi parcourut les disciples. Fombeur jeta l’effigie sur le sol et Merlin, qui se tenait depuis le début de cette scène étonnante à ses côtés sans mot dire, se mit à la piétiner hargneusement pour éviter l’incendie. Une sorte de rire hystérique sortit de la gorge d’une des disciples. Aussitôt, Merlin la gifla brutalement et elle se mit à genou devant Fombeur en implorant son pardon. Il la repoussa avec le pied en lui disant qu’elle serait son serviteur toute la semaine qui viendrait. Tout dérapait rapidement vers une banale jamboree sado-maso à ceci près que cette histoire de nuit de sept ans et de volcan était assez intrigante, il faut bien l'avouer.

« Il nous faut désormais préparer notre voyage » reprit Fombeur.

« Car la fin des temps d'errance et d'incompréhension pour l'Homme va sonner. Tous les mystiques, tous les prophètes ont dit qu'en 2012 notre planète sera frappée par le maillet du destin. La Terre ne disparaîtra pas. Mais une nouvelle fois, Toba parlera, Toba rendra son jugement. Et seuls ceux qui seront à ses pieds pour l'implorer survivront. Le mois prochain, jour pour jour, heure pour heure, vous aurez vendu tous vos biens, vous vous serez débarrassé de toute chose inutile, vous viendrez avec votre argent et nous ne quitterons plus la Maison avant que nous soyons prêts à partir pour Toba ».

Merlin reprit la balle au bond : « Nous ne garderons rien derrière nous, débrouillez-vous pour tout quitter, c’est le voyage de votre vie, de votre initiation, vous échapperez à la mort atroce et à la damnation. »

Fombeur surenchérit dans un numéro de duettiste visiblement au point de longue date.

« Celui qui sait ne peut mourir car la vérité est éternelle. Et nous revivons sans cesse dans ceux qui comprennent à leur tour. A Toba, au bord des lèvres du volcan, près des eaux du lac, nous nous installerons, vous y trouverez la perpétuelle sagesse, le repos et la béatitude seront votre récompense. Le volcan vous épargnera.»

Cet événement parfaitement imprévisible et assez grotesque me plongeait dans l’embarras. Des banals millénaristes, doublés d'escrocs ordinaires, voilà à qui j'avais à faire. Et tous ces efforts d'entrisme pour en arriver là ! Il était hors de question que je me joigne à cette équipée sauvage. Je me doutais bien qu’il y avait anguille sous roche et qu’il était peu vraisemblable que Fombeur abandonne tout en un mois pour aller prophétiser au pied d’une montagne de Sumatra !

Soudain, il me regarda.

« Qu’as-tu Michel ? »

Je fus glacé d’effroi à l’idée qu’il ait pu interpréter mes pensées. Mais je me rassurai instantanément. Quel idiot j’étais, comme si Fombeur pouvait vraiment lire dans l’esprit des autres au-delà du simple décryptage de mes mimiques ?

Il me sourit : « Tu sembles avoir oublié de relever mes paroles ? »

Ouf, ce n’était que ça !

« Non » répliquai-je, « je me souviendrai de tout, maître et je vous donnerai dès demain la transcription intégrale de votre confession ».

« Bien, je ne me faisais pas trop de souci, je suis certain que la découverte de Toba te ravira comme nous tous. Il te faut désormais te préparer, tout vendre et accepter la nouvelle vie et la renaissance qui t’attendent ».

Je décidai d’aller jusqu’au bout de la dissimulation.

« J’ai hâte de partir et d’être le témoin de cet accomplissement ».

« Parfait. Alors vous tous, comme moi, comme Michel, nous avons quatre semaines, quatre fois sept jours pour nous préparer, chaque soir vous viendrez à la Maison pour dormir. Si vous avez des problèmes, des difficultés pour accomplir votre devoir, Etienne vous aidera et vous conseillera. »

Merlin baissa la tête et mit sa main sur sa poitrine en signe d’obéissance. Une sale tête vraiment celui-là, un gladiateur freluquet ou un footballeur souffreteux mais plein d’une hargne à peine contenue.

« Quant à moi, poursuivit Fombeur, je vais méditer jusqu’à notre départ car il faut que nous soyons dignes de Toba. C’est à moi qu’il revient de nous mettre en état de recueillir l’immense sagesse qui va s’offrir à nous, de vous donner les mots et les sentiments qui feront de vous des éveillés de Toba, des dignes héritiers des hiboux qui sauvèrent les hommes de l’anéantissement qui les menaçaient. C’était il y a sept cents siècles, mais, au fond de nous-mêmes, nous nous en souvenons encore. »

« Toba, Toba » reprirent Alix et Camille en hurlant véritablement et j’avoue que, tout à coup, je pris peur.

Nous nous séparâmes le lendemain matin, puis nous retrouvions tous les soirs, chacun dormant sur un tatami dans des sacs de couchage que Merlin avait mis à notre disposition.

Les semaines précédentes, j’avais pu avoir un début de conversation avec trois des disciples présents à la "Maison" le soir de cette "confession". Il y avait notamment Jacques Lemercier, un ancien ingénieur électricien qui avait gagné pas mal d’argent grâce à sa petite entreprise sous-traitante de la SNCF laquelle intervenait dès qu’il y avait un problème sur les gros caténaires ; Sandrine Maurras, une lointaine parente de l’écrivain d’extrême-droite qui avait hérité d’une partie de la fortune familiale ainsi que Julien Grand-Desprez, le rejeton du plus gros notaire de l’Oise et de sa pharmacienne de femme qui étaient tous deux passés de vie à trépas après un accident de la route trois ans plus tôt.

Inutile de vous faire un dessin : les plus fortunés des émules de Fombeur avaient été sélectionnés pour le grand voyage et tout apparaissait assez facilement comme une arnaque ordinaire en préparation. Je me disais qu’il y avait bien peu de chances que ces pauvres nigauds voient jamais le lac Toba et encore moins l’argent sur lequel Merlin allait poser ses griffes.

Tous les matins, de retour à mon domicile, je mesurais à quel point le confort de ma rue de Courcelles était rassurant. Quel sinistre ambiance, au milieu de ces ridicules volatiles sculptés ou faits d’assemblage hétéroclite de plumes et de bois, quelle désagréable présence que celle de Merlin, quelle incommodant sentiment que celui procuré par ces lumières de bougie ! J’étais d’accord avec Fombeur : le grand jour, la vie, il n’y a que ça de vrai et je ne voulais surtout pas retourner dans cet antre de maboules.

Ma poulette de la police nationale était malencontreusement en vacances et ne répondait pas à mes appels téléphoniques. Elle revint que trois semaines plus tard et je pus alors lui narrer par le menu ce qui s’était produit. J’étais assez inquiet car il y avait un risque évident pour qu’elle me demande de continuer à jouer les infiltrés. Et comme je suis le genre de gars à qui les emmerdements pendant au nez, que croyez vous qu’il advînt ? Ma chère petite fliquette se mit à m’engueuler elle-aussi (c’est fout ce que les gens hurlent tout au long de ce récit) : « - Pas question ! Tu as touché de l’argent et d’ailleurs tu pourrais en avoir davantage mais tu vas rester jusqu’au bout pour finir ce job. Il faut attendre qu’il leur prenne leurs sous pour lui tomber dessus, avant ça tu resteras en place comme si de rien n’était ».

« - Je ne le sens pas trop. Merlin est dangereux, c’est clair. » rétorquai-je en hésitant.

« - Mais c’est une poule mouillée ma parole ce scénariste ! Tous les jours, des milliers de flics risquent dix fois plus et tu voudrais nous filer entre les pattes ? Assied-toi deux secondes, souffle un bon coup et tu réaliseras le ridicule de la situation. Je t’ai dis que Fombeur était un escroc mais il n’a jamais fait de mal à une mouche. Il est trop malin pour se laisser aller à la violence physique, il sait que ça coûte beaucoup plus cher. »

Je répondis que j’allais réfléchir, ce qui était maladroit car j’avais la ferme intention de me retirer de ce sac à embrouilles ce qui ne pouvait que décupler sa fureur policière et patronale. Il aurait mieux valu que je sois ferme dès le début. Elle fut persuadée au contraire que je resterai dans le « train », pour reprendre une de ses expressions. Je gambergeai de longues journées et décidai que non, vraiment non, je n’irai plus. A peine notre ultime rendez-vous à la "Maison" était-ils arrivé que mon téléphone portable sonna, m’indiquant qu’un illustre inconnu voulait me parler. Je devinai qu’il s’agissait d’elle mais je ne m’attendais pas à une réaction si rapide.

« - Tu te fous de nous ou quoi ? Tu n’es pas là-bas ! »

Au moment où je m’apprêtai à rompre notre contrat, un autre « inconnu » se fit annoncer sur le même appareil, me permettant fort opportunément de suspendre ma première conversation. Hélas, c’était Fombeur.

« - Michel ? »

« - Oui, oui … »

« - Que se passe-t-il ? »

« - Rien, j’ai un peu de retard, j’arrive Gabriel, dans moins d’une heure je serai là. »

Bref, j’étais dans ce genre de situation gluante dont on aimerait s’extraire en se disant que ce n’était qu’un cauchemar. Je ne parvenais plus à réfléchir et pensais que, de toute façon, je trouverai rapidement un prétexte pour leur fausser compagnie. J’eus encore une fois une mauvaise intuition sur la conduite à tenir pour sortir de ce guêpier.

« - Enfin, Gabriel, j’ai quand même une difficulté … »

« - Parle. »

« - Je ne possède rien, je ne peux contribuer à notre voyage et je ne veux pas être une charge pour la Maison durant tout ce temps. »

« - Tu n’as pas à te poser ce genre de question. L’argent n’est pas un problème pour toi ou moi, tu comprendras. Viens immédiatement avec des vêtements, c’est tout. »

Là, j’étais vraiment coincé et je ne pus faire autre chose que capituler : « Bon, d’accord, j’arrive dans une heure. »

Mais vous, il vous faudra au moins une semaine pour connaître la suite de cette curieuse aventure. La seule chose dont vous puissiez être certains, c’est que je n’y ai pas laissé ma peau puisque j’écris ces lignes ! A moins que quelqu’un d’autre ne se fasse passer pour moi, qui sait .. ?






Lundi 27 Juin 2011
Serge Federbusch





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