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L’enlèvement du roi Baoulé



Grâce à nos pouvoirs extraordinaires, vous voilà en 2017. Les sept cents salariés de Rodianox, PME installée dans la banlieue de Villeurbanne sont plus qu'angoissés. Ils devraient pourtant se réjouir : la Netpresse a souligné combien le rachat de leur entreprise par Youssouf N’Daye, homme d’affaires guinéen spécialisé dans le redressement de sociétés chancelantes, était emblématique.



L’enlèvement du roi Baoulé
Quel beau symbole en effet ! Pour la première fois un Africain - anglophone de surcroît - va jouer les frères Willot ou les Bernard Tapie, chevalier de l’efficience, pourfendeur des sur-effectifs, redresseur des torts managériaux. Coriander Capital, son fonds d’investissement, a promis d'assurer la pérennité de la marque, de sauver le savoir-faire, de créer des synergies avec les autres entités du groupe, etc. Comme cela fait belle lurette que le prolétariat français est fatigué et ne croit plus à ce type d'engagement, la situation est tendue dans les bureaux et les ateliers.

Pour Rodianox, les choses avaient commencé à mal tourner cinq ans auparavant, quand René Legendre, son fondateur, était mort brutalement d’un accident vasculaire cérébral. L’entreprise de fabrication de composants anti allergéniques pour les cosmétiques et l’industrie alimentaire, minée par l’incapacité gestionnaire de la progéniture patronale, le renvoi des cadres compétents et la promotion des flatteurs et des intrigants, avait dilapidé son avance technique et abîmé son image. Le créneau était toujours porteur et plusieurs concurrents rôdaient, attirés par la perspective d’un rachat à bon compte. Au début, Slimix, entreprise sud-africaine leader mondial de la crème amaigrissante et propriété de Youssouf N’Diaye, n’était pas la mieux placée pour la reprise car son activité était éloignée de celle de Rodianox et sa propre situation financière fragile, aux dires des analystes. Seules les garanties apportées par Coriander Capital rassuraient les marchés. En fait, l’Africain avait emporté le morceau quand le Conseil régional du Rhône s’était révélé incapable de susciter une offre française, malgré les rodomontades de la politicaillerie locale. Les entreprises européennes intéressées avaient toutes jeté l’éponge devant la combativité syndicale chez Rodianox. Plus de la moitié des salariés allait rester sur le carreau et n'entendait évidemment pas se laisser faire. Ces pauvres diables avaient bien raison : l'inutilité radicale de l'espèce humaine ne justifie pas qu'on sacrifie quelqu'un plutôt que quelqu'un d'autre en cas de coup dur.

Mais Youssouf N'Daye, formé à la rude école africaine, ne craignait pas les menaces de ces employés aux abois. Il avait même hésité à s'attacher les services d'un cabinet de conseils en relations publiques spécialisé dans l'accompagnement des restructurations difficiles et autres OPA. Comme Jacques Adreani, le directeur de Pacifia, lui avait fait un bon prix, Youssouf s'était dit qu'après tout ... Adreani avait trouvé ce créneau après vingt ans de permanence à la CGT, une école de patience. Il avait créé cette micro-entreprise qui, peu à peu, avait grossi et comptait désormais sept salariés. Il avait consigné sa méthode de travail dans un petit livre publié aux éditions l'Avenir ouvrier, qu'il distribuait à tous les salariés menacés. Son principe : "Nous ne vous mentirons jamais". Une jolie formule pour mieux tabler sur le sentiment d'impuissance qui ronge la résistance humaine comme l'océan érode la terre.

N'Daye et Adreani avaient pesamment insisté, tout au long de la procédure d'acquisition, sur le beau parcours d'un Noir africain devenu capitaliste en Occident. Les médias avaient mordu à l'hameçon mais les personnels de Rodianox se moquaient pas mal de se faire manger en mafé plutôt qu'avec des condiments poussés sous leurs latitudes. Et, comme "Pollux", surnom donné au leader du personnel en raison de sa tignasse ébouriffée, avait du bagout et avait réussi à ridiculiser les journalistes qui tentaient de le faire passer pour un réactionnaire, la situation était de plus en plus tendue et l'opinion locale de plus en plus hostile au repreneur, ce que les pouvoirs publics ne pouvaient plus ignorer.

Comment reconquérir la faveur populaire et se faire mousser auprès des élites locales ? N'Daye et Adreani moulinaient les données du problème quand, tout à coup, un jeune collaborateur de Pacifia, Baptiste Achemi, poussa la porte de son patron et un "Eurêka" aussi enthousiaste que naïf. "Il faut offrir un objet d'art, une sculpture primitive à un musée lyonnais, faire un grand tralala autour de ça pour redorer notre blason !" s'écria-t-il. Le visage fermé d'Adreani aurait du conduire Baptiste au mutisme mais il surenchérit, mû par son innocence : "une sculpture africaine bien sûr ..." Puis son ton baissa et fit place à un grand silence. Miracle ! La face d'Adreani devint soudain plus mobile et il répondit son rituel "je vais réfléchir à çà" avant de décider un quart d'heure plus tard de proposer l'idée à N'Daye.

Ce dernier ne mit que peu de temps à être convaincu à la condition que le prix de l'oeuvre ne dépasse pas 100.000 euros et que Pacifia supervise le fameux tralala autour de la donation. Adreani partit à Paris faire les boutiques d'art africain après s'être assuré que le musée des confluences, en préfiguration depuis vingt ans, était disposé à accueillir le don, formidable témoignage de l'intérêt que N'Daye portait depuis toujours à la fertilisation croisée des esprits africain et lyonnais.

Un âpre marchandage conduisit nos compères à acquérir un masque expressif et bien proportionné, pompeusement baptisé par le marchand : "roi Baoulé", même si sa qualité souveraine n'avait rien d'évident. Il avait appartenu à un collectionneur réputé. Mieux valait cela dit ne pas trop insister sur le fait que l'Etat n'en avait pas voulu en dation au moment du règlement de la succession de cet amateur de fétiches.

La cérémonie de remise de l'objet fut, comme l'espérait Achemi, lourdement médiatisée. Première page du "Progrès de Lyon", ouverture du journal de FR3 Rhône-alpes, interview des protagonistes, image satisfaite du président de l'agglomération tenant le masque d'une seule main, etc. Ces ringards de syndicalistes, qui avaient refusé d'être invités, se morfondaient dans leur coin, bien fait pour eux, se gobergeait Adreani. Le roi Baoulé était le parfait symbole de ce que l'avenir de Lyon passait désormais par son ouverture économique et culturelle à des continents autrefois négligés.

La mine satisfaite et les interviews complaisants de N'Daye furent toutefois contreproductifs car ils rendirent furieux Pollux, dont l'intervention enregistrée par la télévision ne fut même pas diffusée. Il répétait en boucle qu'il s'agissait d'une supercherie, un mot un peu compliqué. N'Daye ne pouvait pas faire accepter son entreprise de casse sociale grâce à de la verroterie ou un morceau de bois : "nous ne sommes pas des sauvages", ajouta-t-il. L'image n'avait pas plu et certains journalistes l'avaient trouvée méprisante pour la culture africaine et même franchement raciste. Le roi Baoulé allait-il faire plier la CGT ?

Une semaine plus tard, Pollux et trois complices, ne sachant plus à quel saint se vouer, réussirent à s'introduire par effraction dans les locaux de la mission de préfiguration du musée, mal sécurisés, et à s'emparer de l'effigie qui n'avait pas encore été transférée dans des réserves protégées. Ils publièrent un communiqué accompagné d'une photo où on les voyait entourant le roi. Si N'Daye ne s'engageait pas à éviter tout licenciement chez Rodanox le masque serait brûlé ! Ce fut aussitôt l'indignation et l'ambassade ivoirienne émit une protestation diplomatique solennelle pour s'élever contre le risque de disparition d'une pièce majeure du patrimoine national.

En vérité, Pollux et ses camarades n'étaient nullement désireux de jouer les iconoclastes et espéraient simplement bénéficier d'un peu de publicité pour leur cause. Mais ils avaient sous-estimé l'attachement grandissant du public pour le patrimoine artistique, arts primitifs inclus. "Ces gens sont vraiment des tarés "pensaient beaucoup de ceux qui n'appréciaient pas forcément les statues africaines. Et, ce que Pollux avait encore moins prévu, c'est que Rémy Pelloux, le plus jeune de ses complices, dans un geste de désespoir, craignant une capitulation, allait s'emparer du roi, le truffer de plaquettes de combustible pour barbecue, l'asperger d'alcool et y mettre le feu. En moins de six minutes, il ne restait plus qu'un tas de cendres de ce fier souverain !

Nos syndicalistes durent annoncer cette destruction et, en homme courageux, Pollux assuma le bûcher en prétendant avoir décidé seul de la mort du monarque. Il fut arrêté par la police lyonnaise avec ses compagnons. Ces derniers ne restèrent que quinze jours en détention préventive mais Pollux y était encore quatre mois plus tard quand le fils du précédent propriétaire de l'oeuvre, par ailleurs spécialiste d'art africain, fit paraître un communiqué au titre concis et direct : "le roi Baoulé était un faux" ! Il expliquait que son père avait acheté l'objet vingt ans plus tôt à un habile sculpteur ivoirien. La patine fut l'affaire d'un court séjour dans un cloaque suivi de l'application d'huiles et d'une sorte de laque dont la fabrication était le secret de cet ingénieux faussaire. L'ancien collectionneur s'amusait à mélanger les pièces authentiques et les copies car, pour lui, l'art africain était intemporel, dit son fils. Il se moquait pas mal d'un soi-disant caractère d'époque dès lors que la plupart des pièces visibles dans les musées avaient été réalisées pour l'homme blanc. L'honnête rejeton produisit la photographie de son père en compagnie du contrefacteur et du masque.

Malgré ces révélations, il fallut encore un mois à Pollux pour être libéré et il fut condamné à verser 100.000 euros au musée qui, toutefois, fit savoir qu'il ne ferait pas exécuter la sentence.

Rodianox, renommée Rodiax, fut revendue trois ans plus tard à un groupe d'investisseurs australiens délestée de ses sur-effectifs, soit 397 employés dont 29 retrouvèrent du travail, deux d'entre eux comme gardiens de nuit à mi-temps au musée des confluences, enfin inauguré. Pollux s'est fait pousser la barbe, a déménagé dans le région de Toulouse et cherche encore un emploi.

Jeudi 2 Septembre 2010
Serge Federbusch





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